samedi 22 mai 2010

MENU PASSE-TEMPS DANS LE WAGON ENNUYEUX

Lucien Rebatet dans Les Deux Etendards

« Ecoutez la parole du Seigneur, de l'Eternel :

« Voici : ma colère s'étendra sur les nouveau-nés dans leurs langes. J'étoufferai le nourrisson sur la mamelle de sa mère. Je le tordrai dans la douleur comme l'osier est tordu dans la main du vannier, et sa mère sera devant ces douleurs, elle tordra ses bra»* et elle m'invoquera en se déchirant la gorge. Et les cris de sa gorge ne fléchiront point ma fureur. Et le mal mordra son fils à la cervelle et aux entrailles. Il agonisera longtemps, et je le raidirai dans les bras de sa mère.

« Et ils sauront que je suis l'Eternel, celui qui frappe.

« Mon œil sera sans pitié. Je n'aurai point de miséricorde. Je frapperai l'homme et la femme dans toutes les parties de leur corps d'un fléau incurable. Leur sang s'écoulera en bouc et leur chair en pourriture. Le mal rongera leur ventre et leurs seins nuit et jour, comme la dent du rat et le bec de l'oiseau de proie. Le fer taillera dans leur chair, la mutilera, la torturera, mais le mal renaîtra au bord de la blessure. Et le mal désorbitera leurs yeux, boursouflera leurs lèvres et leurs langues, rongera leur face, les rendra plus hideux que les bêtes des mauvais songes, et ils exhaleront la puanteur des charniers. Ils appelleront la mort pendant mille nuits et mille jours, mais la mort ne viendra pas. Et quand j'enverrai la mort sur eux, il n'y aura plus entre leur os et leur peau un seul morceau de chair à dévorer pour ma vengeance, une seule goutte de sang pour abreuver ma colère.

I Et ils sauront que je suis l'Eternel.

« Je mettrai l'amour sur les lèvres du jeune homme et de la vierge, j'enflammerai leurs cœurs, je les lierai par tous les liens de l'amour. Et je dessécherai les poumons de la vierge, et je les déchirerai. Et ses lèvres se dessécheront sur celles de son fiancé comme se dessèchent les pétales de la rose coupée. Son sang jaillira à flots pressés de sa bouche. Ses jambes ne la porteront plus. Je l'abattrai dans son sang, aux pieds de son fiancé, blanche et sans souffle.

« Et ils sauront que je suis l'Eternel.

« Je suis l'Eternel, votre Dieu. J'étendrai vos moissons jus-qu'aux portes du désert, j'élèverai vos vignes jusqu'au faîte des montagnes, je ferai plier tous vos arbres sous la richesse de leurs fruits. Et les nations périront de faim et de soif devant les moissons et les vignes. Et des hommes entre les hommes brûleront les épis des moissons et le vin des vignes. Et les nations s'écrieront : " Insensés, que faites-vous, quand la faim est comme un loup aux dents aiguës dans nos ventres, et la soif comme un charbon brûlant dans nos bouches? " Mais ces hommes ricaneront, et le blé et le vin s'en iront en fumée. Et les hommes et les femmes et les enfants des nations se couche» ront pour mourir dans la soif et la famine.

« Et ils sauront que je suis l'Eternel.

« Je suis l'Eternel, celui qui juge. Je foulerai le pauvre, le probe, je l'écraserai sous sa misère. Et il s'efforcera sans fin et il ne se redressera jamais. Et mes prêtres mettront leur pied sur sa nuque pour le briser. Ils mettront leur pied sur sa bouche pour éteindre jusqu'à ses gémissements. J'engraisserai dans son or le prévaricateur, le voleur, je l'érigerai sur le sommet de la richesse et de la gloire. Je l'établirai a la tête des peuples, et les peuples se prosterneront sur la trace de ses pas. Ils baiseront la trace de ses pas, leur multitude s'unira pour chanter ses louanges. Mes prêtres assemblés allumeront leur encens devant sa face.

« Et vous saurez que je suis l'Eternel.

« Ma droite est terrible et mon courroux n'aura point de bornes. J'attiserai entre vous, entre vos pères et vos fils, et les fils de vos fils, des querelles sans mobile et sans terme. Je dresserai vos nations les unes contre les autres, comme les fauves du désert et les vautours des rochers. Et la guerre sera sur vos nations, et elle dévorera des millions d'hommes. Et elle frappera les adolescents dans leur fleur et les hommes dans leur force, et ils pourriront par millions, leurs cadavres entassés s'élèveront comme des murailles. Et le fer et le feu disperseront leurs membres, hacheront leur chair, consumeront jusqu'à leurs os. Et leurs mères et leurs frères et leurs épouses ne distingueront pas leurs cendres de la poussière des champs. Et ils lèveront leur face vers moi, en disant : " Seigneur, il n'y avait aucune raison à ce massacre. " Je ferai couler plus de sang que les fleuves ne roulent d'eau à la mer. Les nations en seront noyées et la paix ne renaîtra point entre elles. Je ferai passer en elles le vent de ma fureur. Je brandirai l'épée du grand carnage. Le feu tombera du ciel et il jaillira de la mer. Et le feu volera, et le fer rampera, et le feu et le fer voleront et ramperont ensemble. J'exterminerai le bon et le méchant, parce que je veux exterminer le bon et le méchant. Et toute chair saura que moi, l'Eternel, j'aurai tiré mon épée de son fourreau. La guerre anéantira les villes comme elle anéantira les armées. Les villes s'effondreront en poussière et leur sol sera retourné par la charrue de ma violence. Les époux périront par le fer des batailles, et les veuves périront par le feu des villes. Et sur la tombe de leurs pères, les fils pourriront à leur tour. Les vaincus périront de leur défaite et les vainqueurs de leur victoire. Et il y aura plus de cadavres que de cailloux sur la surface de la terre.

« Et vous saurez que je suis l'Eternel, votre Dieu. »

LES PIEDS SALES

DIALOGUE N° 15
Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau

Deux fascistes en prison - 1950

« Il y a des temps où l'on ne doit dépenser le mépris qu'avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. »
Chateaubriand. Mémoires d'Outre Tombe,
L. 22, ch. 16
Le dernier numéro des Temps Modernes venait d'arriver à la bibliothèque. Le SS Marschiert et Rebatet s'étaient jetés dessus, épaule contre épaule, pour lire aussitôt la suite du grand papier de Sartre sur Jean Genet, tante professionnelle, indicateur de police, voleur, poète, et, pour toutes ces raisons, l'une des gloires de la plus récente littérature française. Rebatet hurlait sa joie :
R.- Ah ! que c'est beau ! C'est le sommet de Sartre : la méta¬physique de l'enculage. Ecoute-moi un peu ça, Pac ! « Cette Visitation se fait comme il convient, non par les parties nobles comme chez les mystiques qui prisent par-dessus tout l'intuition intellectuelle mais par les parties basses, celles qui sont vouées à l'excrétion. Le Mal, le criminel, Genet lui-même ne sont-ils pas les excréments de la société ? Il n'est pas jusqu'à la brûlure qu'il ressent qui ne soit ambiguë, contradictoire en son essence. Le pédéraste ignore, dans l'acidité irritante de sa douleur, s'il chasse un excré¬ment ou s'il s'ouvre à un corps étranger. »
Pour parler français : il ne sait plus s'il chie ou s'il se fait mettre !
«Et pourtant, continue Sartre, dans cette posture abjecte et ridi¬cule, au milieu de ses souffrances et de sa pourriture, c'est tout de même son Dieu qu'il reçoit. »
Si Rebatet laissait éclater sa joie, Cousteau, lui, se renfrognait :
C.- C'est foutu ! Plus moyen de pasticher' Sartre... Après un coup pareil, aucune caricature n'est possible...
R.- Et ça, continuait Rebatet, emporté par sa lecture : écoute-moi cette définition du dur, du mac :
« Le Dur, c'est, pour parler comme Hegel, le Mal transformé en absolu-sujet. »

Et ça, toujours sur l'enculage :

« Autour de cette relation horizontale, axe de la féodalité ("Ah ! que j'aime cet axe !") s'ordonnent des rapports horizontaux de juxtaposition. »

Cousteau était pantois. Non que ce vocabulaire ne lui fut familier. Depuis que pour lui faire expier ses crimes, 1*Administration pénitentiaire lui avait imposé de traduire des brochures américaines rédigées en jargon husserlien, aucun outrage à la langue française ne le rebutait plus. Et, de Sartre, il s'attendait à tout. Mais tout de même pas à ça.

C.- Ce bonhomme pue, finit-il par dire avec une lueur de meurtre dans le regard. Moralement il pue des pieds. A la scène : les mains sales1'1. Dans ses souliers : les pieds sales. Et l'extravagant c'est que ce bigleux qui folâtre si galamment dans le trou du cul de M. Jean Genet, qui trouve ce trou du cul tellement exaltant et qui le hisse - si l'on peut dire - à des altitudes métaphysiques, est le censeur suprême du gang des vainqueurs, l'oracle qui décide du Bien et du Mal. Le trou du cul de M. Jean Genet, c'est de toute évidence le Bien. Et nos articles à toi et à moi (ou même simplement nos personnes) c'est le Mal.

R.- Je suis au comble de la joie ! s'exclamait Rebatet qui n'avait pas entendu un mot de ce que Cousteau disait. Je savais depuis longtemps ce qu'est Sartre : un salaud, un homme de talent, ce qui m'ennuyait, mais aussi un pion et un farceur travaillant dans le genre attrape-bourgeois. Jusqu'à présent ces deux dernières faces de son être, pour parler comme lui, étaient encore voilées.

C.- Maintenant, il les affiche.

R.- Le monsieur qui parlant des bittes qu'un truqueur prend dans le cul écrit : « Cette tentative passe sans cesse de l'essentialisme à l'existentialisme », ce monsieur se qualifie lui-même. Il y a indiscutablement deux choses qui en littérature épatent nos « dissemblables », les propos sur le cul et le jargon philosophique. Sartre a été un virtuose de l'un et de l'autre filon. Mais il vient de mélanger les genres : parler de Genet en cuistre de Sorbonne. C'est sans doute l'effort suprême. Mais il n'ira pas plus loin. Qu'il en soit déjà là après cinq ans de carrière, c'est inespéré. C'est le signe que la boutique existentialiste fout le camp. Il n'est plus possible désormais de parler de Sartre sérieusement. Or c'était absolument indispensable pour le prestige, la fortune du personnage.

Cousteau hochait la tête avec scepticisme :

C.- J'en suis, hélas, beaucoup moins sûr que toi. Pourquoi diable, nos « dissemblables » ne continueraient-ils pas à prendre ce faquin au sérieux ? Je crois au contraire à la pérennité de la gloire sartrienne. Il a tout ce qu'il faut pour réussir dans la France des «autres ». Et il a surtout tout ce qu'il faut pour que les autres lui restent fidèles. D'abord, si tu fais abstraction des procédés charlatanesques (jargon philosophique et sujets artificiellement scabreux), les thèmes fondamentaux de Sartre sont les vieux thèmes éprouvés de la tradition littéraire quarante-huitarde, celle qui va des Misérables à Nana et à La Porteuse de Pain : la douce prostituée, le vilain hobereau, le bon cambrioleur, le méchant flic. Ça c'est du solide, du garanti sur facture, un placement de père de famille. Tu as lu la Putain Respectueuse ?

R.- C'est 1'« Ambigu » d'avant l'autre guerre.

C.- Et il y a toujours en France, pour cette sorte de mélo « social», un public tout prêt à conspuer le traître et à pleurer sur l'infortune de Fantine et de Cosette. Sartre, c'est le Victor Hugo du XXe siècle. Que ses trucs soient percés à jour par des gens clairvoyants, comme les trucs des Misérables furent percés à jour par Flaubert ne l'empêchera ni de consolider sa gloire ni de la faire durer.

R.- Certes, le Jean-Paul est remarquablement adéquat à son époque. 11 en est le bouillon. Tu tiens surtout à tirer de Sartre un jugement sur le monde extérieur pour prouver que les va-de-la-gueule, les merdeux, les gobe-mouches y sont la majorité. C'est un bon point de vue, je l'approuve. Mais moi, je m'intéresse à Sartre « en soi ». Parce que, s'il est réconfortant de penser que le grand génie d'une époque est ce baleteur, ce cuistre, il n'en reste pas moins que le bateleur et le cuistre a toutes les prérogatives du génie et que notre mépris ne l'atteint pas plus que de la bave d'escargot.

C.- On peut toujours espérer que Sartre ira un jour au trou entre quatre policiers kalmouks. Mais les policiers kalmouks sont longs à venir.

R.- Et du reste je suis convaincu que Sartre ne les attendra pas. Il n'y aura pas d'avions pour nous, fascistes infects, si nous avons encore le malheur de fouler le sol de ce continent, mais il y aura une « constellation » pour toute la clique déviationniste, marxiste mais pas communiste des Temps Modernes, qui aura la plus foireuse pétoche au cul. Je suis avide de vengeances plus concrètes, plus rapides. Je guette depuis quatre ans les fissures dans le socle tout de même extravagant sur lequel Sartre s'est hissé. Je te dis que ça vient.

C.- Oh ! crois-tu ?

R.- Ce n'est pas moi qui dis que la littérature « libérée » est en pleine faillite, ce sont d'anciens résistants eux-mêmes qui le proclament, qui ont cru que l'année 1945 allait inaugurer une ère nouvelle et constatent cinq ans plus tard que cette renaissance se solde par une série de pets.

C.- La faillite n'est pas contestable.

R.- Sartre a pu se maintenir en flèche à cause du pognon qu'il a déjà pris, du formidable baratin dont il a été entouré, du talent, malheureusement indiscutable qu'il a dans plusieurs registres! Mais il arrive au bout du rouleau. Non pas, tu me comprends bien, que je trouve inouï que l'on consacre cinquante pages à un enculé professionnel, je dirai même que c'est un sujet intéressant. Mais c'est le ton, la moralité que prétend dégager Sartre de cette étude qui indiquent que nous touchons à la fin d'un genre. Si Sartre s'acharne, et ça a bien l'air d'être dans son caractère de bonimenteur doctoral, il est foutu. Nous le verrons faire une chute sensationnelle. Voilà en tout cas la vengeance que j'espère. Car, nom de Dieu, s'il y a un type à qui je souhaite du mal, c'est bien celui-là.

Cousteau avait le sourire oblique et le regard mauvais :

C.- Je crois bien que c'est l'homme que je hais le plus au monde. Si Sartre m'inspire une telle haine, ce n'est pas parce qu'il est un ennemi parmi des ennemis. Ce n'est pas parce qu'il aime tout ce que je méprise et qu'il méprise tout ce que je respecte. Il y a comme ça dans le monde, des millions et des millions d'individus qui ne pensent pas comme moi et qu'il serait puéril de s'acharner à haïr. Il est plus confortable de les ignorer, de faire comme s'ils n'existaient pas. Sartre, lui, je ne peux pas l'ignorer. Et dès qu'il est en cause, je ne peux pas non plus conserver mon sang-froid et je me mets à frétiller de l'épithète.

R.- L'épithète, l'épithète... c'est une soupape. C'est une bonne arme par temps de bagarre, on l'a toujours sous la main. Nous avions le droit d'en abuser quand nous étions jeunes, parce que nous ne savions pas grand-chose. Mais aujourd'hui, nous connaissons les faits et gestes de nos contemporains. Je trouve qu'il est beaucoup plus efficace désormais de raconter les gens, de les décrire plutôt que de les qualifier.

C.- Tu as raison, Lucien. Mais c'est plus fort que moi. Je vois rouge. Je vois rouge, je te le répète, parce que Sartre n'est pas seulement un ennemi, parce que c'est d'abord un malhonnête homme, parce qu'il est profondément, essentiellement malhonnête, parce qu'il triche sans arrêt de la première à la dernière ligne de chacun de ses livres, de chacun de ses articles, parce qu'il triche comme d'autres respirent, par goût, par besoin, par nature. Je veux bien me battre sans espoir contre le monde entier, mais pas contre un homme qui n'emploie jamais que des coups défendus. On ne discute pas avec un tricheur.

R.- Il n'est pas question de discuter avec Sartre. Lui-même du reste ne discute avec personne, sauf avec quelques crypto-communistes qui pourraient lui voler des clients. Ce qu'il faudrait, c'est le décrire aussi exactement que possible, lit ce que tu dis de sa malhonnêteté est fort utile pour cette description.

C.- C'est le trait dominant du bonhomme, son contour essentiel, celui que saisit d'abord un dessinateur devant son modèle.

R.- Je t'ai dit depuis déjà longtemps que je subodorais dans la philosophie de Sartre une grosse escroquerie dont les Allemands contemporains avaient fait les frais. Or, il semble bien que ce soit l'avis des Allemands eux-mêmes, de tous ceux qui ont fréquenté Husserl, Heidegger et autres abstracteurs. Sartre les a pillés sans vergogne.

C.- Le surprenant, c'est qu'on ne l'ait pas déjà écrit plus ouvertement.

p| Mais sans doute les philosophes français n'ont-ils pas intérêt à ouvrir un procès de plagiat où ils passeraient vite du rôle de témoins à celui d'accusés... Remarque bien que j'incline de plus en plus à croire que toute philosophie est une escroquerie, dans un certain sens. Mais chez Sartre, il s'agit de l'escroquerie pure et simple : il vole à d'autres auteurs leurs observations, leur vocabulaire, leurs méthodes.

Cousteau sourit :

C.- Tu penses bien que je n'ai pas la compétence nécessaire pour déterminer la part du plagiat dans l'œuvre philosophique de Sartre.

R.- Moi non plus d'ailleurs.

C.-11 ne doit pas y avoir en Europe plus de deux ou trois douzaines de techniciens capables de démonter le mécanisme de cette imposture-là.

R.- Or, chaque fois qu'on tombe sur un de ces techniciens, il s'empresse d'affirmer que Sartre s'est contenté de démarquer grossièrement les enculeurs de mouches fridolins.

C.- Croyons-les donc sur parole. Mais là où le concours des techniciens est inutile, c'est lorsqu'il s'agit de juger l'homme «en soi ». Son improbité est tellement évidente qu'il est tout de même un petit peu monstrueux qu'elle n'ait pas été plus sérieusement dénoncée. Pas par nous ou par les amis qui nous restent. Par les gens d'en face. S'il y a des garçons honnêtes dans le champ adverse, ils ne doivent pas être tellement fiers d'être coiffés par un rigolo de ce calibre. Car il est bien entendu, n'est-ce pas, que Sartre est une sorte de Pape de la résistance ? Dès la libération, il a surgi, il s'est imposé et il s'est mis à trancher de toutes choses, à distribuer les satisfécits et les excommunications, à séparer les purs des impurs, à décider du Bien et du Mal. De quel maquis sortait-il, ce pontife ? Il me semble que si j'avais un tout petit peu risqué ma peau pour la résistance, je me serais au moins posé la question. Eh bien, Sartre sortait du maquis des Deux Magots.

R.- Où l'on a terriblement peu risqué le crématoire.

C.- Et coupé énormément de cheveux en quatre et extrêmement peu de gorges teutonnes. Je ne le lui reproche pas : je lui reproche de se faire passer pour ce qu'il n'est pas, d'être le type même du résistant-bidon du 32 août1". Avant le 32 août, il n'attendait pas les Boches au coin des rues, il se faisait éditer comme tout le monde avec l'imprimatur de la Propaganda Staffel et en dédicaçant ses ours au lieutenant Heller*. Et il se faisait jouer - toujours avec | imprimatur de la Propaganda-Staffel - devant des rangées de messieurs en vert. Ça, je l'ai vu des mes yeux ; j'étais à la générale de Huis Clos.

R.- Je n'étais pas à la générale de Huis Clos, celle des Mouches m'avait suffi. J'ai eu tort puisqu'il semble bien que Huis Clos soit très supérieur aux Mouches. En tout cas, pour les Mouches, au théâtre Sarah Bernardt, il n'y avait pas moins de Friquets qu'au Vieux Colombier. Et, sauf erreur, Sartre partageait l'affiche avec Paul Morand, collaborateur de Laval, ambassadeur de Pétain, bref, un fasciste atroce.

C.- Encore une fois, ça ne me choque pas qu'il se soit employé, cet écrivain, à distraire l'année d'occupation. Ce qui me donne des nausées, c'est qu'il ait eu le culot d'écrire - c'est dans Situations III, on peut retrouver la référence - que pendant toute l'Occupation, les Parisiens ont vécu sous la terreur, que tous les Français brûlaient du désir - tu te rends compte ! - de reprendre le combat et que lui, Sartre, se consumait d'une rage impuissante et poussait l'intrépidité --je n'invente rien ! - jusqu'à continuer à écouter la radio anglaise pendant les alertes au lieu de descendre à la cave.

R.- Plus fort que le joli mouvement du menton de Barrés.

C. - Les spectateurs de la générale de Huis Clos (je n'étais pas seul et il n'y avait pas, après tout, que des Allemands) devraient être fixés sur l'intransigeance patriotique du bonhomme. Il semble d'ailleurs avoir prévu l'objection, puisqu'après la libération, il y a eu une nouvelle « générale » de Huis Clos et que la presse a été chargée d'imprimer que l'autre ne comptait pas, qu'elle avait été polluée par d'abjectes présences nazies et que c'était la nouvelle « générale » seule qui était la bonne, la vrai de vraie. Ce n'est tout de même pas sérieux.

R.- Nous disions l'autre jour que si Adolf avait gagné la guerre, Sartre ferait actuellement des conférences à Heidelberg, présenterait ses pièces à Berlin. Il n'y avait absolument rien dans son activité passée qui pût l'empêcher d'affirmer son national-socialisme. Sa mieux accabler les collaborateurs, pour que collaboration et pédérastie S'identifient dans l'esprit du lecteur. D'un côté, il magnifie Genet la tantouse. De l'autre, il traite les collaborateurs d'enculés... Comment veux-tu qu'on joue avec un monsieur qui tire sans cesse de ses poches des cartes biseautées ?

R.- C'est pourtant ce que se sont empressés de faire tous les jocrisses qui ont voulu contrer Sartre : les jésuites qui font de la scolastique avec lui, le Boutang1', l'antique pet-de-loup Gabriel Marcel qui lui répondent à coup de philosophie, et quelle philosophie ! ou encore ce pauvre Maulnier. Celui qui vise le plus juste, en somme, c'est ce vieux serpent de Mauriac quand il siffle que Sartre est laid comme un pou et qu'il louche... Mais tu me parles de La Mort dans l'âme. Voilà encore un bouquin qui m'a fait grand plaisir, le plaisir qu'on a à voir l'ennemi commettre une gaffe irréparable. Tu as vu cette scène du clocher : Mathieu2 pour se réaliser, tirant les Dernières Cartouches sur les Boches, le 18 juin ! Huit cents pages, non dépourvues de talent, du reste, la grande œuvre romanesque de M. Sartre pour aboutir à un chromo d'Alphonse de Neuville.

C.- J'aurais voulu voir la gueule des disciples, au Flore, à la Rhumerie Martiniquaise, le jour où ils ont lu ce petit texte...

R. - Il y a eu un gros engouement pour Sartre en 1945, chez les jeunes gars qui avaient été ballottés entre la collaboration et le gaullisme, le surréalisme et les curetons, et qui attendaient de l'existentialisme une espèce de bréviaire de l'anarchie. On ne peut pas leur en vouloir, hein ? Mais on ne me fera jamais croire que les dits gars béent d'admiration devant le bigle atteint de délire démocratique qui passe du charabia hégélien aux feuilletons tricolores, le tout hérissé de plus de majuscules que Les Quatre Vents de l'esprit de Hugo. Or, si Sartre perd l'audience des «intellectuels», que lui restera-t-il : ce ne sera évidemment pas la classe ouvrière qui n'a jamais lu et ne lira jamais une ligne du socialiste Sartre, de la progressiste Simone de Beauvoir. Je te dis que cette bande n'ira plus très loin. Ou alors il faudra qu'elle change drôlement de route.

C.- Tu me le faisais remarquer l'autre jour: la tare majeure de ces farceurs camouflés en anarchistes, c'est qu'ils sont essentiellement des moralistes.

R.- Ce camouflage-là, lui aussi, est une escroquerie.
C.- On comprend qu'ils aient eu au début un certain succès auprès des jeunes gens en leur expliquant qu'il ne tirait point à conséquence de culbuter sa mère, de chier sur les moquettes et de voler aux étalages, que l'important était de se « réaliser » par n'importe quel moyen : catch as catch can. Là-dessus, on leur dit : « D'accord, je vais me réaliser dans la SS. » Et tu les vois aussitôt bondir comme un Mauriac dans un bénitier, se tordre les bras et glapir que c'est l'abomination de la désolation, qu'on ne peut se « réaliser» décemment que dans les brigades internationales. Si tu demandes pourquoi, tu te fais drôlement engueuler. Scrogneugneu ! Garde à vous ! Repos ! Foutrai dedans ! Jugulaire Jugulaire ! Et pas de rouspétance. On se « réalise » dans les brigades internationales parce que c'est l'ordre du colonel. En quelque sorte l'impératif catégorique de feu M. Kant qu'on baptise « historicité » pour relever la sauce. Grâce à l'historicité, tu ne peux plus lever le petit doigt sans que ton geste soit affublé d'un coefficient de moralité. Quoi que tu fasses, c'est historique ou antihistorique, c'est-à-dire Bien ou Mal. Jadis, selon les canons de la morale traditionnelle, il y avait encore quelques secteurs neutres. Avec Sartre, il n'y en a plus. Il te plonge vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans la morale. Et quelle morale !

R.- La morale de Hugo, mon vieux ! La morale de Béranger :

« A genoux devant la casquette

Chapeau bas devant l'ouvrier... ».

Un bel aboutissement pour un philosophe d'avant-garde...

samedi 17 avril 2010

Mort à Crédit



Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste...
Bientôt je serais vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils on dit des choses. Ils ne m'ont pas dit grand-chose. Il sont partis. Il sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde.

samedi 10 avril 2010

Un chef d’œuvre de Jean Renoir : « La grande illusion ».



M. Jean Renoir, fils de l’admirable peintre du Moulin de la Galette, possède indiscutablement un tempérament d’artiste. C’est encore, hélas ! le plus détestable des idéologues. Comme beaucoup d’hommes dont ce n’est ni le métier ni la nature, il se répand bruyamment dans le monde politique, expose à tort et à travers des « opinions » qui ne sont que des sentiments forts puérils.

Bien des fois, devant le déballage des théories du « marxiste » ou de l’« anarchiste » Jean Renoir, on a eu envie de lui crier : « Vous n’avez pas la cervelle politique. On ne vous le reproche pas. Mais laissez donc ces sottises aux palabreurs professionnels. Donnez-nous plutôt les belles, les puissantes images que nous attendons de vous ».

La position officielle prise dans le cinéma de Front Populaire par M. Jean Renoir semblait bien écarter pour longtemps l’hypothèse d’un tel retour de cet auteur à la sagesse.

Cependant, à la surprise de tous, M. Jean Renoir vient de réaliser presque entièrement nos vœux et cela avec le thème le plus difficile , celui qui fait bêtifier le plus abondamment depuis vingt années les cervelles mal équilibrées comme la sienne : la guerre.

M. Jean Renoir, en commençant cet ouvrage, obéissait vraisemblablement à quelques unes de ses fameuses « idées ». Le titre, La Grande Illusion, du moins parait bien l’indiquer. C’est celui d’un bouquin anglo-saxon, paru aux alentours de 1913, et qui est la somme de tous les poncifs internationaux et pacifistes connus, où la suppression de la guerre en soi apparaît à peu près aussi absurde que l’espoir de supprimer la mort.

Il est cependant arrivé à M ; Jean Renoir l’aventure qu’on ne croyait plus possible pour un homme égaré à ce point : saisi par le vif de son sujet, appliqué à en rendre les tableaux avec une objectivité enfin retrouvée de peintre, se passionnant pour cette tâche, autrement noble, en effet, que la propagande démagogique, M. Renoir a oublié chemin faisant ses « idées », pour être enfin et pleinement un artiste.

Le résultat est très émouvant. Oublions ce titre, que rien ne viendra expliquer, que nous tiendrons simplement pour une obscurité superflue. Parmi tous les aspects de la guerre, M. Jean Renoir a choisi le plus « intérieur », celui où l’individu après la fièvre de la bataille, reprend son importance morale. La Grande Illusion se déroule dans un camp de prisonniers.

Parmi les différents caractères indiqués de la façon la plus vivante, comédiens, mathématiciens, pédagogues, trois surtout se détachent : le lieutenant aviateur Marechal, petit mécano dans le civil, le capitaine d’état-major de Bœuldieu, aristocrate de très vieille race, abattu avec le premier dans les lignes ennemies au cours d’une reconnaissance, le lieutenant d’artillerie Rosenthal, fils de très riches banquiers juifs.

Tous ces hommes si différents sont réunis par le même souci : s’évader. Après des tentatives innombrables, Maréchal, de Bœuldieu et Rosenthal sont envoyés en représailles dans une forteresse. Ils y retrouvent l’aviateur allemand qui descendit Maréchal, le capitaine von Rauffenstein, type accomplit du hobereau prussien, très grièvement blessé et impropre désormais au service actif.

De Bœuldieu ne se mêle guère à ses camarades roturiers, ne partage manifestement aucun de leurs gouts. Sa sympathie irait davantage à Rauffenstein, l’ennemi chevaleresque, qui ne lui ménage pas ses marques de cordialité. Cependant, il refusera tout traitement de faveur. Pour favoriser l’évasion de Maréchal et de Rosenthal, il se sacrifiera, détournera l’attention des gardiens par un stratagème héroïque qui lui coûtera la vie.

Maréchal et Rosenthal, mourant de faim et de fatigue, après diverses péripéties, parviennent à franchir la frontière suisse.

Tout cela est de la plus sobre et de la plus virile beauté. M. Jean Renoir a su opposer à l’humanitarisme imbécile un film humain. Il déteste, et il a bien raison, la redondance cocardière. Ses soldats, allemands ou français, obéissent sans phrases à quelques ordres intérieurs, très simples, qui sont la voix de la patrie ou du devoir.

A part le capitaine de Bœuldieu qu’il a rendu paradoxal à force de le vouloir conventionnel, l’auteur a su parfaitement dessiner ses héros. Il a su dégager, parmi les horreurs de la guerre, comment ce règne tragique de l’imperfection réussit à ennoblir, à élever ceux qui en sont dignes.

Pour les Allemands, M. Renoir s’est efforcé de les montrer d’une façon aussi objective que possible, en se tenant aussi loin des cas particuliers de cruauté que des fraternisations stupides du briandisme. Ces Allemands sont tracassiers, très stricts dans leurs règlements, mais ils savent être compatissants, amicaux même. Ce ne sont pas des entités que l’ont met au service d’une propagande quelconque, mais des hommes eux aussi, et le type de l’adversaire valeureux que l’on a le droit d’estimer. Quant au lieutenant juif, on soupçonne bien que M. Renoir l’a mis là pour embêter les antisémites ! Mais les antisémites les plus convaincus n’ont jamais nié que certains juifs se soient battus avec bravoure.

La mise en scène est le chef d’œuvre de M. Renoir. Il y a apporté une incomparable sensibilité visuelle, qui donne une qualité picturale à chaque tableau. Chambrées misérables, tristes casernes, paysages allemands noyés dans d’amères brumes, ferme germanique si humble et si propre, tout est d’un réalisme étonnant, mais qu’il faut se garder de confondre avec le naturalisme lourd, systématique des Russes. Souvent, une sorte de poésie inexprimée naît de ces poignantes peintures.

Le rythme du filme est souple, naturel. Il faut louer encore la vérité de la figuration qu’il s’agisse des poilus français, des Anglais, des Russes, des vieux landsturms allemands, paysans grisonnants enfoncés dans leur mauvaises capotes.

La Grande Illusion est certainement le meilleur film que nous ayons produit depuis La Kermesse héroïque. Une telle réussite ne rend que plus déplorable les autres errements de M. Jean Renoir.



Francois Vinneuil, « Un chef d’œuvre de Jean Renoir : ‘‘La Grande Illusion’’ », Courrier Royal. Organe de la Maison de France, 19 juin 1937, n°103.

vendredi 9 avril 2010

Interview de Lucien Rebatet

ou comment un grand écrivain persiste et signe.



Jacques Chancel : Lucien Rebatet, vous avez choisi Hitler, ce qui, pour les Français, était une trahison. Vous avez été condamné à mort, et peut-être vous êtes-vous renié. Vous avez été gracié et peut-être avez-vous été surpris. Ma première question va peut-être vous surprendre : avez-vous honte de tout ce qui s’est passé ?
Lucien Rebatet : Ah ! pas le moins du monde ! Si j’avais honte, je ne serais pas à ce micro. Je me suis battu pour la cause que je croyais bonne [...] A partir de 1934, j’ai vu les choses tourner très mal. A tort ou à raison, je n’en sais rien. Enfin, plus exactement, les événements de 1940 m’ont donné raison à bien des titres.
Appartenant à L’Action française, j’avais toujours été, non pas antigermain, mais hostile au pangermanisme. La preuve ? Je me suis abonné à L’Action française en 1927 pendant que je faisais mon service en Rhénanie. Là, j’étais en contact avec l’Allemagne et je voyais renaître le pangermanisme ; je voyais les affiches du père Hidenburg dans toutes les gares, dans toutes les rues, et je trouvais cela très dangereux.
J’étais à ce moment-là, partisan de casser la figure à Hitler.
J. .C. : Vous avez vite changé après !
L. R. : Ce n’est pas que j’ai changé… Non pas du tout. J’étais partisan de lui casser la figure. Mes amis de gauche, à ce moment-là d’ailleurs, se moquaient de moi ; ils me disaient : « Cela va être un phénomène extrêmement passager. Le peuple allemand le balaiera rapidement ». Moi, j’allais en Allemagne et je rapportais les images, dans mes reportages, d’un peuple qui était tout à fait, tout entier derrière son Führer. Alors, cela irritait déjà les gens. Raconter la réalité passait pour une sorte de nazisme.
J. .C. : Vous êtes l’auteur de deux livres très importants, le premier aux responsabilités illimitées : Les Décombres et Les Deux Etendards… Parlons des Décombres. Vous vous voulez pamphlétaire, vous êtes souvent excessif, toujours horrible, parfois juste […] Vous rendez-vous compte que vous avez mis en marche une mécanique dangereuse… aux retombées dramatiques ?
L. R. : Je me rends très bien compte de l’importance que j’ai pu avoir. J’ai toujours protesté contre les écrivains… contre les opinions politiques qu’ils peuvent défendre dans leurs livres sans les engager, en quelque sorte. La thèse de libéralisme dans ces opinions me paraît absurde. J’ai été condamné à mort, j’ai trouvé que c’était normal.

J. .C. : Trouvez-vous normal d’avoir été gracié ?
L. R. : Oui, étant donné que les fabricants du mur de l’Atlantique avaient quatre ans de prison. Tout devenait anormal au niveau des journalistes… et des policiers qui, ayant travaillé avec les mandats des juges, repassaient devant ces mêmes juges qui les condamnaient à mort. Ce sont les deux catégories de Français qui ont payé le plus cher. Mais oublions les journalistes. Nous sommes dans certains cas des combattants. Il faut savoir payer le bonheur d’écrire ce que l’on pense… C’était normal. Pour les policiers ce fut ignoble… Ces gens-là n’avaient fait qu’obéir aux ordres.
J. .C. : J’ai relu Les Décombres, Lucien Rebatet. Votre mitraillette a couché bas une importante catégorie de Français. Je vais vous rappeler quelques-uns de vos phrases…
L. R. : Allez-y !
J. .C. : « L’espérance, pour moi, est fasciste… »
L. R. : Je ne peux pas dire que j’aie tellement changé à ce point de vue-là. Il va falloir que nous montions très haut dans les digressions… Allons-y. Je ne suis pas du tout, en principe, hostile à la démocratie, moi. Au fond, je suis républicain. Mais il y a une question de latitude, vous comprenez… Cela marche très bien en Suède, pays ascétique, protestant, puritain, enfin… puritain autrefois ! Mais en dessous d’une certaine latitude, cela ne marche plus… Un Américain m’a dit un jour cette chose qui m’a beaucoup frappé : « En France, vous n’avez jamais compris que la démocratie se mérite ! […] Il est évident que les gens qui sont les plus proches de nous… jusqu’à un certain point, s’appellent communistes. Pourquoi ? Parce que ce sont nos ennemis mortels."
J. .C. : Je ne suis pas communiste, mais j’ai des amis… disons des camarades dans le Parti…
L. R. : Moi je n’en ai pas.
J. .C. : Manque de libéralisme ?
L. R. : Il n’est pas question de libéralisme quand il s’agit de communistes. Avec eux, vous savez ce qu’est un délit d’opinion. Le délit d’opinion, c’est la « bave de la vipère lubrique »… Alors avec ces gens-là, on ne discute pas.
J. .C. : C’est votre affaire… Voici une autre phrase que vous avez écrite : « Les bras tendus à vous, mes camarades SS de toutes les nations… »
L. R. : Oui, là évidemment, c’est beaucoup plus difficile à expliquer. Il y a eu des SS qui se sont déshonorés. Les gardiens des camps, le S.D. surtout qui était un épouvantable appareil policier. Tout ce qui entourait Himmler n’était pas beau. Mais la Waffen SS a eu de bons soldats. Ils ont été peut-être très durs au combat, mais reconnaissez aujourd’hui, on les imite un peu partout !
J. .C. : Lucien Rebatet, comment peut-on être encore raciste, de nos jours ?
L. R. : Personnellement je ne suis pas raciste. Je trouve que toutes les races ont leurs qualités. Mais c’est le monde qui est raciste… On est là à dire : « Enfin, c’est invraisemblable qu’il y ait encore des racistes dans le monde… » Soyons sincères… Comment se comporte la moitié de l’univers ? Vous croyez que les Chinois ne sont pas racistes ? J’irai même jusqu’à dire que les Flamands, à l’heure actuelle, les Flamands, dans leur querelle avec les Wallons le sont également.
C’est évidemment idiot d’appeler cela du racisme, puisque nous sommes tous de la même race blanche. Mais si vous voulez, c’est la lutte entre le Nord et le Sud… Les Tyroliens du Tessin ne veulent absolument pas cohabiter avec les Napolitains. Comment appelez-vous cela ? Disons alors que c’est de la xénophobie pour ce qui concerne les frictions entre les races blanches… Mais ailleurs le racisme est intense. Vous ne croyez pas ?
J. .C. : Regrettez-vous toutes les phrases que vous avez pu prononcer ?
L. R. : Il y a des phrases que je ne récrirais certainement pas aujourd’hui, mais j’étais au combat… Quand on se bat – nous nous sommes battus –, on tire. Et si on tue l’adversaire, il est rare qu’on le regrette.
J. .C. : Vous êtes reconnaissant et fidèle, tenace et rancunier…
L. R. : Rancunier ? Non… non… mais j’aime que tout le monde fasse son mea culpa. La guerre est une chose abominable en soi ; nous avons tous notre part de responsabilité énorme dans ces horreurs… Aujourd’hui, je passe pour un pro-américain. Cela ne m’empêche pas de reconnaître bien des erreurs de l’Amérique. Pendant la guerre, on me prenait pour un horrible hitlérien… Parce que je protestais contre les épouvantables bombardements américains sur l’Allemagne, sur des villes sans défense comme Dresde…
J. .C. : Oui, mais vous avez vanté les « grandes qualités », le « côté épanoui d’Hitler » et vous l’avez dit à différentes reprises… Vous étiez vraiment l’homme de cet homme…
L. R. : Je ne dis pas que le personnage ne m’ait pas impressionné à partir d’un certain moment… Comprenez-moi : j’avais su sa réussite en Allemagne, sa réussite sur le plan intérieur… Si Hitler n’avait pas fait la gaffe monstrueuse, pangermanique et stupidement raciale, de considérer les Slaves comme un peuple inférieur, il aurait été reçu en libérateur. La Russie venait d’attraper dix années de stalinisme… Tout le monde sait très bien – des quantités de soldats allemands me l’ont dit – qu’en Ukraine par exemple, ils étaient accueillis en libérateurs. Hélas ! quarante-huit heures après, ce bon peuple était mis aux travaux forcés. Alors naturellement, c’était fichu.
J. .C. : Si vous n’aviez pas été amené au fascisme, si vous n’étiez pas devenu par la force des événements, le héraut de cette conduite à droite… vous auriez pu être le champion de la gauche. Simple question de vent dans les révolutions… Pourriez-vous être gauchiste aujourd’hui ?
L. R. : Je ne crois pas. Finalement, toutes les révolutions sont idiotes. Elles arrivent toujours au bout d’un certain temps à regrouper les profiteurs et à tuer les pauvres bougres qui ont fait le travail. Mes expériences me démontrent la faillite de toutes les révolutions, quelles qu’elles soient.
J. .C. : Lucien Rebatet, vous m’avez dit renier certaines phrases. J’ai compris que vous ne reniez pas du tout votre vie. Nous sommes en 1970… vous reste-t-il beaucoup d’amis ?
L. R. : Des amis… il m’en reste beaucoup, naturellement… Comme tous les gens qui ont été engagés dans un combat difficile. Et j’en ai d’un peu tous les bords. Les hommes avec lesquels je ne m’entends plus, ce sont les renégats…
J. .C. : Qu’appelez-vous « renégats » ?
L. R. : Claude Roy, par exemple… Il était notre chouchou. Il nous léchait les pieds – il faut bien employer les expressions réelles. Nous l’avons sauvé des camps des prisonniers allemands en 1940, nous l’avons fait passer en zone libre. Il a travaillé pendant trois ans à la radio de Vichy. A la Libération, on le retrouve communiste et le voilà qui refuse de signer pour la grâce de Brasillach… J’appelle cet homme-là un renégat.
J. .C. : On a le droit de changer d’idées !
L. R. : A ce point-là, non !
En revanche, il y a des résistants, tout à fait authentique, des gens qui se sont battus, avec lesquels je suis très bien. Pour eux, j’ai beaucoup d’estime et ils me le rendent… Je crois.
J. .C. : Vous vous dispersez un peu !
L. R. : C’est vrai. Je suis un dilettante, en toutes choses. Aujourd’hui, nous sommes à l’ère des professeurs et des pédants. Moi je vais des Décombres à la musique…
J. .C. : Si vous aviez écrit vos Décombres en période gaulliste, quel en aurait été le thème principal ?
L. R. : J’aurais tracé le même tableau, qui me paraît très véridique, des prodromes de la guerre et de notre défaite de 1940. Bien entendu, j’aurais remplacé la dernière partie par une sévère description de l’imposture gaulliste, de ses méfaits (décolonisation ratée, abandon stupide et lâche de l’Algérie, chimère de l’Europe jusqu’à l’Oural, détérioration de la monnaie) camouflés sous la politique dite de grandeur.
J. .C. : Vous n’êtes pas athée, mais vous êtes mécréant, cela vous l’avez dit. Et pourtant, Dieu existe…
L. R. : J’ignore totalement s’il existe un être suprême. Je suis agnostique. C’est l’humilité qui convient, me semble-t-il, à notre nature humaine, et qui entraîne bien entendu un refus de toutes les religions, avec leurs systèmes et leurs dogmes présomptueux. Dans mon ignorance métaphysique, ce dont je suis sûr, c’est de l’inanité de ces systèmes et de ces dogmes qui, s’il existe un au-delà, sont l’obstacle millénaire à notre connaissance de cet au-delà.
J. .C. : Comment voyez-vous demain ? Comment réagissez-vous par rapport à vos idées ?
L. R. : Pour ma part, je suis au-delà du nationalisme. Je me sens d’abord européen, comme je l’étais à vingt ans, avant ma crise maurassienne. Je suis persuadé que c’est dans l’Europe fédérée que la France jouera son meilleur rôle et atteindra la vraie prospérité. Je regrette que le grand peuple russe, qui a tant donné à l’Europe durant le XIXe siècle, ne puisse actuellement prendre sa place dans cette fédération. S’il trouvait en lui-même la force de rejeter le système soviétique, ce serait le plus beau jour de ma vie.


Propos recueillis par Jacques Chancel en 1970 et publiés dans le recueil Radioscopie – édition Robert Laffont, 1970 – où figurent également des interviews de Henry de Montherlant, d’Arthur Rubinstein, du cardinal Daniélou, de Roger Garaudy, etc.

L’épuration et le délit d’opinion

de Marcel Ayme


En temps normal, le délit d’opinion n’existe pas en France. Il est permis à quiconque résidant sur notre territoire de proclamer dans ses discours et dans ses écrits son hostilité contre un régime politique, contre des institutions religieuses, contre l’armée, la patrie, les femmes, les faux cols durs, et corollairement de faire éclater sa foi dans une mystique ou dans les destins de l’Empire de Chine. En fait, il arrive régulièrement qu’en temps de guerre, les législateurs suspendent le droit de s’exprimer librement sur toute espèce de sujet. Toutefois, le délit d’opinion, que les tribunaux ont la décence d’habiller d’un autre nom, n’est punissable que s’il appartient à certaines catégories préalablement fixées et délimitées par la loi. On est presque confus de devoir insister sur cette évidence, mais un délit quelconque ne saurait avoir d’existence avant que soit promulguée la loi interdisant de le commettre.

En 1944, lorsque au gouvernement légal du maréchal Pétain succédait un gouvernement de fait, celui du général de Gaulle, il n’y avait pas de loi qui reconnût et réprimandât le délit d’opinion (cela n’empêchait pas les Allemands de le réprimer). Il eût été naturel d’en forger une qui déclarât passibles, désormais, de telle ou telle peine, les professions de foi hitlériennes et antigaullistes. On sait bien que les nécessités d’un gouvernement de fait ne sont pas souvent compatibles avec l’exercice de la liberté et, dans l’euphorie de la Libération, les Français auraient accepté le régime de la trique sans trop rechigner. Ils devaient bientôt comprendre qu’il s’agissait, dans le genre, de quelque chose d’infiniment plus corsé. Ayant instauré la terreur et élevé la délation à la dignité d’une vertu (souvenons-nous des affiches invitant les Parisiens à dénoncer leurs voisins et connaissances), le gouvernement du général de Gaulle chercha un moyen de conférer au pur arbitraire l’apparence de la légalité. Le diable sait où il fit cette trouvaille, car elle était sans précédent dans les annales de la Justice et en opposition avec les principes fondamentaux de toute jurisprudence. On créa donc une loi réprimant le délit d’opinion, mais une loi à effet rétroactif. Ce monument de barbarie, de cynisme, d’hypocrisie, ce crime crapuleux contre l’humanité fut alors unanimement approuvé par tous ceux qui avaient l’autorisation d’écrire dans les journaux. Les grandes voix brevetées de la conscience française se prononcèrent carrément pour le déshonneur. Au moins, la magistrature française, horrifiée par ce barbarisme juridique, allait-elle faire bloc et protester d’un seul cri ? Pas du tout, car les juges, ayant prêté serment au Maréchal, tremblaient de peur dans leurs robes et n’avaient en tête que leur sécurité et leur avancement. Ces misérables auraient pu se contenter d’être les fonctionnaires de l’injustice, mais non. Au lieu d’appliquer la loi avec modération, ils firent infliger les peines les plus dures et rivalisèrent de lâcheté, de cruauté, de bassesse. A cette occasion, le niveau moral de la magistrature se révéla, dans l’ensemble, fort inférieur à celui des prisonniers de droit commun. A vrai dire, on s’en doutait déjà.

Les « délinquants » appartenaient à tous les milieux, à toutes les professions. Il suffisait d’avoir professé plus ou moins ouvertement des opinions collaborationnistes et d’être mal vu de sa concierge pour être jeté en prison où l’on attendait six mois, un an, ou davantage, la faveur de comparaître devant un tribunal. Bien souvent, dans les premiers temps de l’occupation, le prévenu était abattu sans autre forme de procès par des FFI agissant soit dans un élan de fureur patriotique, soit par manière de récréation, mais le plus souvent pour s’emparer de ses dépouilles.

Le délit d’opinion devait être retenu principalement contre les écrivains, les journalistes et les hommes politiques (y compris les conseillers municipaux) qui s’étaient exprimés publiquement à propos des événements politiques durant l’occupation. Les fonctionnaires furent également traqués dans toutes les administrations. Il y avait à ces persécutions des raisons simples, logiques. D’une part les communistes entendaient profiter de l’occasion pour éliminer le plus grand nombre possible de leurs adversaires politiques et, éventuellement, les remplacer par des hommes de leur choix. D’autres part, les chefs de la Résistance ayant décidé de se récompenser de leur patriotisme, s’étaient octroyé le pouvoir en ne consultant que leurs appétits et, peu soucieux d’avoir des rivaux qui leur eussent disputé l’assiette au beurre, redoutant également de voir surgir dans le pays une opposition qui eût dénoncé leur flagrante incapacité, ils trouvèrent commode de tuer et d’emprisonner. A ce gouvernement dont les ministres n’étaient mandatés que par eux-mêmes ou par leurs femmes, il fallait une presse dévouée qui en dissimulât les abus et la médiocrité. A la Libération, des journalistes dont la plupart n’avaient pas plus de compétence professionnelle que les nouveaux hommes d’Etat, s’emparèrent des journaux, des locaux et du matériel, au mépris du droit des gens, car le comportement de leurs prédécesseurs sous l’occupation, eût-il été criminel, ne saurait être une excuse. Le fait que mon voisin vienne d’assassiner sa grand-mère ne m’autorise pas à m’emparer de son argenterie. Pour légitimer ces spoliations, il devenait nécessaire de couvrir d’opprobre les journalistes du temps de l’occupation et de les faire condamner par les tribunaux avec des attendus infamants.

Certes, il s’en fallait que tous les écrivains, journalistes et hommes politiques ayant tenu la plume ou le crachoir sous l’occupation eussent obéi à des motifs honorables. Il y en eut qui se montrèrent avec l’occupant d’une platitude écoeurante mais c’était leur affaire et les tribunaux ne sont pas faits pour punir les flatteurs et les hypocrites. Pour bien d’autres, il y avait à redire quant à la pureté des intentions, comme à toutes les époques. En revanche, les maréchalistes de bonne foi étaient innombrables et même parmi les fascistes et les militants de l’Europe Nouvelle, il ne manquait pas de convaincus. Du reste, quelles qu’eussent été les raisons profondes qui les animaient, tous avaient écrit et discouru dans la stricte légalité.

La répression du délit d’opinion fut organisée de façon impeccable. Les malpensants étaient déférés à des tribunaux d’exception, chargés de les envoyer au poteau, au bagne, en prison. Les jurés de ces tribunaux étaient désignés par des assemblées de conseillers généraux et d’arrondissement ; lesquels, ayant été eux-mêmes épurés, tenaient avant tout à faire preuve d’esprit partisan. Avec des jurés ainsi triés sur le volet, les débats, conduits par un président à la botte, devenaient le plus souvent une formalité pure et simple. On ne refusait rien au commissaire du gouvernement qui réclamait des peines exorbitantes afin de montrer qu’il était un grand résistant. J’ai assisté à une séance de la Cour de Justice, où l’on jugeait trois journalistes qui s’étaient rendus coupables, dans leurs écrits, de délits d’opinion. Deux furent condamnés à mort, le troisième aux travaux forcés à vie et, au cours des débats, comme l’un des avocats faisait observer que certain article reproché à son client n’avait fait que reproduire, aux termes près, les arguments de l’Humanité clandestine de 1940, le commissaire du gouvernement s’éleva avec véhémence contre ce manque d’égards à un parti tout-puissant, et le Président lui-même, craignant qu’en haut lieu on ne le soupçonnât d’impartialité, fit écho à cette protestation. L’effroyable tragédie de ces procès consistait en cela qu’ils étaient des simulacres et que l’accusé, le sachant, ne pouvait s’empêcher de défendre, comme s’il eût vraiment joué sa tête et que se prétendus juges ne s’en fussent déjà partagé le prix. Le Maréchal, lui, eut assez de force de caractère pour se refuser à tenir un rôle dans la farce judiciaire et à donner le spectacle d’un espoir absurde à une presse ricanante. Face aux chargés de besogne du général, il resta muet d’un bout à l’autre du procès.

Parmi les condamnations frappant des hommes qui s’étaient rendus coupables du seul délit d’opinion, les plus remarquées furent celles de Béraud, de Brasillach et de Maurras. Béraud fut condamné à mort pour avoir écrit des articles anti-anglais qui, outre-Manche, ne lui auraient pas seulement valu une amende. Il paraît que l’Ambassade de Grande-Bretagne intervint auprès du chef de l’Etat pour que fût commuée cette sentence idiote qui eût risqué, en des temps plus normaux, de déclencher en France une crise d’anglophobie. L’accusation était si sotte, le déni de justice si manifeste, si provocant par son évidence, que le procès de Béraud, à lui seul, montre dans quelle dépendance honteuse la Résistance tenait les juges.

Brasillach eut à répondre de ses écrits politiques sous l’occupation, que chacun était en droit de trouver déplaisants, mais dont nul ne pouvait, de bonne foi, songer à lui faire un crime. Lui aussi eut la faiblesse de se défendre et avec toutes les ressources de son intelligence et de sa sensibilité, bien qu’il sût certainement à quoi s’en tenir sur ses juges. Il y a des natures généreuses qui ne se résignent pas à désespérer, même en dépit de l’évidence. Le commissaire du gouvernement, en parfaite connaissance de cause, réclama, et bien entendu obtint, la tête d’un innocent. Il paraît que, depuis, il fait une très belle carrière et que la mort de Brasillach lui a valu un bon grade dans la Légion d’honneur. C’était un nommé Rabour ou Raboul. On espéra un moment que le condamné obtiendrait commutation de peine. Une pétition circula en sa faveur et réunit les signatures de nombreux écrivains et artistes. Parmi ceux que je sollicitai personnellement, un seul refusa, ce fut M. Picasso, le peintre. Comme je lui demandais, avec toute la déférence à laquelle il est accoutumé, de signer cette pétition pour le salut d’un condamné à mort, il me répondit qu’il ne voulait pas être mêlé à une affaire qui ne le regardait pas. Sans doute avait-il raison. Ses toiles s’étaient admirablement vendues sous l’occupation et les Allemands les avaient fort recherchées. En quoi la mort d’un poète français pouvait-elle le concerner ?

Jusqu’au dernier jour, on crut que le général de Gaulle n’était pas absolument indifférent à la littérature et qu’il aimerait gracier un écrivain innocent. On ne pouvait se tromper plus lourdement. A lui aussi, la vie d’un poète était peu de chose et importait infiniment moins qu’un témoignage de satisfaction du parti communiste. Peut-être aussi qu’il avait du goût pour les exécutions (sinon, comment aurait-il, sans une parole de réprobation ou d’apaisement, toléré les massacres des premiers mois de la Libération ?). Durant le temps qu’il fut au pouvoir, on chercherait en vain, dans sa vie publique, la moindre manifestation de générosité, de bonté, le plus petit élan de pitié ou de charité. L’homme est sec.

Pour Maurras, il ne pouvait être question de suspecter son patriotisme et l’on savait qu’aucune considération n’aurait pu l’empêcher de dénoncer publiquement ce qu’il croyait contraire aux intérêts du pays. On le savait même si bien qu’on décida de le réduire au silence par tous les moyens. C’est qu’avant la guerre, Maurras avait en France une situation exceptionnelle qui n’a pas d’équivalent aujourd’hui. Leader du parti monarchiste, ce n’était pas à ce titre qu’il devait son importance. Mais grand maître de l’Action Française où il écrivait quotidiennement ses deux ou trois cents lignes, il était le critique officiel de la Troisième République. On comprend que les nouveaux messieurs de la Quatrième aient voulu se débarrasser d’un critique ayant si souvent alerté l’opinion publique. Ils avaient presque tout à cacher : l’inanité de leur politique, la corruption dans les ministères, dans les administrations, les abus de pouvoir, l’abaissement d’un peuple abruti par la terreur et le mensonge. Imagine-t-on, en 1945, Maurras libre d’écrire comme il l’était autrefois ? C’eût été la fin du régime. Le plus simple était de le faire condamner à mort, ce qui ne souffrait du reste aucune difficulté. Comme son innocence était patente et qu’on redoutait le mépris de nos alliés anglo-saxons dégoûtés par nos kermesses judiciaires, on n’osa pas fusiller un vieillard. La peine de mort fut commuée en celle des travaux forcés à vie. L’essentiel était qu’il se tût. Aujourd’hui encore, nos gouvernants ne sont pas pressés de lui rendre la liberté.

L’originalité des tribunaux de la Résistance c’est que, tout en se débarrassant des personnes, l’Etat s’emparait de leurs biens. A première vue on ne saisit pas le rapport entre la confiscation des biens et le délit d’opinion, mais il faut se souvenir que nombre de Résistants ou pseudo-résistants s’étaient octroyé des situations dans la politique, dans l’administration, dans le journalisme et même dans les lettres. Ces situations, ils entendaient en jouir en toute quiétude. Ayant fait condamner à la prison ceux qu’ils avaient supplantés dans leurs emplois, ils voulaient encore que ces malheureux, au jour lointain de leur libération, fussent jetés sur le pavé sans un toit, sans un meuble, sans un sou et dans un tel état de misère qu’il leur fût impossible de rien entreprendre. Supplémentairement, les tribunaux frappaient les gens qui s’étaient rendus coupables du délit d’opinion d’une peine « d’indignité nationale », apparemment anodine, mais interdisant l’accès à la plupart des professions libérales et commerciales. A une époque où les criminologistes se soucient de plus en plus, pour les délinquants, de faciliter leur réadaptation à la vie normale, il est remarquable que le gouvernement de Gaulle ait voué au chômage et au désespoir les « criminels » convaincus du délit d’opinion. Il faut croire que cette préoccupation était d’ordre majeur chez nos maîtres résistants, car ils n’abandonnèrent pas aux seules cours de justice le soin d’empêcher leurs ennemis d’exercer un métier qui pût servir de tremplin à une activité politique. Il y eut des espèces de juridictions professionnelles qui éliminaient les indésirables (en même temps, les syndicats, par exemple dans le journalisme et le cinéma, multipliaient les barrières interdisant l’accès à la profession, si bien qu’aujourd’hui encore on se croirait revenu aux temps d’avant 89, en plein régime corporatif), les condamnant au chômage, à temps ou à vie.

A côté de ces comités d’épuration et les épaulant, il y avait des associations de rabatteurs et de poulets auxiliaires qui se chargeaient de subodorer le délit d’opinion et de livrer les suspects à la police. Par exemple, le CNE (Comité National des Ecrivains) publia une liste de coupables, dénonçant ainsi des confrères à la justice et réclamant à grand tapage les plus durs châtiments. Puissamment orchestrée, la délation avait à son service d’autres bourriques qui travaillaient dans la presse et il y avait même, suscités par la peur, des initiatives privées, des poètes indicateurs ou des mouches du roman psychologique, qui bavaient spontanément des injures et des calomnies sur leurs confrères en difficulté. C’était comme un grand concours d’ignominie.

La Société des Gens de Lettres, sans oser la moindre protestation, se laissait imposer un général qui venait dans ses murs présider une commission d’enquête. L’Académie française se déshonorait fiévreusement en éjectant de son sein les écrivains persécutés qu’elle avait révérencieusement traités sous l’occupation. A l’Académie Goncourt, la peur et la prudence se doublaient d’un empressement servile dans l’accomplissement des basses besognes d’auto-épuration.

Dans le cinéma, il y eut une procédure bien particulière. On fit comparaître devant un tribunal, composé de travailleurs manuels de la Profession, tous les metteurs en scène, scénaristes et dialoguistes. Pour ma part, ayant vendu un scénario à la Continental-Films (société allemande), je fus condamné à un « blâme sans affichage », ce dont je fus avisé par un pli de la Préfecture de la Seine, mentionnant expressément que cette sanction m’était infligée « pour avoir favorisé les desseins de l’ennemi ». Or l’année dernière, donc trois ans plus tard, le ministre de l’Education nationale me manifestait son désir de me décorer de la Légion d’honneur et, vers la même époque, M. le Président de la République croyait devoir m’inviter à l’Elysée. Par respect pour l’Etat et pour la République, il me fallut refuser ces flatteuses distinctions qui seraient allées à un traître ayant « favorisé les desseins de l’ennemi ». Je regrette à présent de n’avoir pas motivé mon refus et dénoncé publiquement, à grands cris de putois, l’inconséquence de ces très hauts personnages dont la main gauche ignore les coups portés par la main droite. Si c’était à refaire, je les mettrais en garde contre l’extrême légèreté avec laquelle ils se jettent à la tête d’un mauvais Français comme moi et pendant que j’y serais, une bonne fois, pour n’avoir plus à y revenir, pour ne plus me trouver dans le cas d’avoir à refuser d’aussi désirables faveurs, ce qui me cause nécessairement une grande peine, je les prierais qu’ils voulussent bien, leur Légion d’honneur, se la carrer dans le train, comme aussi leurs plaisirs élyséens.

Je n’ai rapporté cette histoire personnelle que parce qu’elle témoigne du mépris dans lequel nos gouvernants tenaient eux-mêmes et tiennent encore la Justice qu’ils nous ont fabriquée. J’imagine que chaque fois qu’un tribunal envoyait un homme à la mort pour délit d’opinion, ils devaient échanger des clins d’œil espiègles, car ils savaient ce qu’ils faisaient.

Ils savaient où ils allaient et ils sont arrivés où ils voulaient. Aujourd’hui la notion de délit d’opinion est profondément ancrée dans l’esprit des Français de tous âges. Chacun se montre prudent et personne ne bronche. D’ailleurs, les cadres de la nation ont été, pour une part, fusillés, embastillés, réduits à l’exil, au chômage, au silence. Une autre part a été nantie et, par là, réduite au silence aussi. Reste le troupeau des suiveurs, des indifférents de toujours et des anciens collabos convertis par la peur au gaullisme et au communisme. On ne voit pas, dans ces conditions, d’où viendrait aux Français le goût de s’exprimer librement. En fait, la liberté d’opinion n’existe pas en France et il n’existe pas non plus de presse indépendante. Nos journaux sont douillettement gouvernementaux et il n’est pas jusqu’aux journaux communistes qui ne se montrent soucieux de respecter nos hommes d’Etat dans leurs personnes, fussent-ils des coquins avérés, et il n’y a pour ceux-ci rien de plus important. Au moins l’Humanité défend-elle un point de vue et une doctrine. Tous les autres journaux, je veux dire non-conformistes, ne se distinguent les uns des autres que par des nuances exquises que bien souvent les hommes du métier sont seuls à pouvoir apprécier. Voilà pourquoi le Crapouillot, en dépit de sa prudence, de son souci manifeste de ménager la chèvre et le chou, fait figure de périodique indépendant et même audacieux. Ainsi, grâce à l’épuration, grâce à la très ferme répression du délit d’opinion et à tant de nos grands écrivains qui lui ont prêté leur plume, c’est dans des ténèbres soigneusement entretenues depuis six ans que la France marche par des chemins bordés de précipices où il est miraculeux qu’elle ne soit pas déjà engloutie ».